L’avantgarde yiddish est hantée par les fantômes de son temps : la Première Guerre mondiale avec son avalanche de morts et de blessés ; les déplacements forcés de populations ; les soldats juifs contraints à se combattre les uns les autres ; la révolution russe de 1917 et les profonds bouleversements qu’elle entraîna ; les grands pogroms qui accompagnèrent la guerre civile russe et la guerre polono-soviétique.
Des sentiments de fin-du-monde se mêlent à un deuil profond et à des visions d’un nouveau monde qui surgirait des ruines. Les écrivains et artistes avant-gardistes forgent des instruments nouveaux pour peindre les atrocités dont ils sont témoins, la détresse qui les entoure et leur propre douleur. « Notre mesure n’est point la beauté, mais l’horreur […] » déclare Perets Markish, définissant ainsi le nouveau rôle de l’art dans ce monde : dépeindre une réalité épouvantable et réfléchir à un futur post-apocalyptique.
Coucher de soleil
דוד האָפֿשטיין
זונפֿאַרגאַנג
נאָך אַ שווים פֿון זונען־האַפֿן ווײַטן…
ווידער כ’בין צו וויסטעניש געווענדט,
פֿעסט ווי וועלט איז דאָ דער בײַט פֿון צײַטן…
נאָר פֿאַר וואָס פֿאַרברעכן זיך די הענט ?
קאַלטע ערד מיט אַלע אירע ראָסטן
שווימט ווי רויך פֿון אונטער מײַנע פֿיס…
גלײַך אַ לאַסט מיר האָט מײַן טראָט צעמאָסטן,
גלײַך עס קלינגט מיר : זע נאָר, ניט צעגיס !
אַלץ דאָ טויג פֿאַר פֿרײַען פֿלאַם פון לעבן…
האָט געוויין דיר אָפּגעזאָגט דער טאָג,
איז ביז טיפֿער נאַכט דיר גלי פֿאַרבליבן –
וויי פֿון ריס, פֿון אָפּשייד ווײַט צעטראָג !..
Dovid Hofshteyn
coucher de soleil
après l’adieu aux flots des hâvres ensoleillés
je suis de retour aux espaces désertiques
impitoyables tel le monde sont ici les reversions du temps…
pourquoi m’obligent-elles à me tordre les bras ?
la terre froide hérissée de toute sa rouille
vogue comme la fumée sous mes pieds…
le poids du joug a écrasé l’avance de ma marche
qui sonne : ne te répands pas et ne t’évide pas !
tout ici magnifie la libre flamme de la vie
mais les pleurs t’ont refusé, oblitéré le jour.
jusqu’au tréfonds de la nuit demeure la brûlure
porte au plus loin la douleur de cette déchirure.
Traduit du yiddish par Rachel Ertel, in Dovid Hofstein, Deuil et autres poèmes, traduit du yiddish et préfacé par Rachel Ertel, Paris, l’Improviste, 2009.
Le cycle de poèmes Troyer de Dovid Hofshteyn (illustré par Marc Chagall, Kiev, 1922) compte parmi les œuvres les plus poignantes écrites suite aux pogromes en Ukraine. Le poème « Zunfargang » (Coucher du soleil) est empreint d’une profonde tristesse dont les sources ne sont évoquées qu’indirectement. Le narrateur, qui évolue dans un paysage au calme trompeur, ne s’autorise pas à exprimer librement son affliction. La nature n’arrive pas à l’apaiser et son ordre immuable, au lieu de procurer un réconfort et un sentiment de sécurité, provoque le désespoir.
Le poème avait déjà été publié avec une mise en page traditionnelle dans l’almanach Eygns (Kiev, 1920), où il ouvrait le cycle intitulé à l’époque Tristia (en référence aux Tristes d’Ovide, élégies d’exil dans un pays hostile). La nouvelle mise en page de Troyer donne une dimension supplémentaire au texte : elle évoque le cycle journalier et annuel de la nature, mais aussi l’histoire juive enfermée dans le cercle infernal des persécutions. De loin, on pourrait croire à l’image du soleil levant, symbole courant des temps de la révolution. Mais si l’on regarde de plus près, ce que l’on voulait voir comme un commencement radieux, s’avère être le début de la nuit.