Les motifs du folklore juif constituent une source importante d’inspiration pour l’avant-garde yiddish (comme c’était le cas, entre autres, du folklore russe pour l’avant-garde soviétique). Le cycle de gravures Khad-gadye d’El Lissitzky est ainsi entièrement basé sur une chanson traditionnelle chantée à la fête de Pessah. Quant à la couverture de l’almanach Eygns (À soi/À nous) de l’artiste Issachar-Ber Ryback, ornée de représentations stylisées de cerfs et de fleurs, elle évoque les motifs des tissus liturgiques et des pierres tombales. Certains textes littéraires font référence aux chansons ou aux contes folkloriques, ainsi qu’aux nombreuses citations de la Bible et de la littérature rabbinique, quoique souvent détournées, voire blasphématoires…
Mais ce qui caractérise peut-être le mieux l’avant-garde en général et l’avant-garde yiddish en particulier, c’est la rupture. Écrivains et artistes, confrontés à la complexité de la réalité contemporaine, se tournent vers des sujets jusqu’alors peu représentés dans l’art et la littérature yiddish, comme le monde non-juif dans sa diversité géographique, ethnique et religieuse, la grande ville, dépeinte aussi dans sa force d’attraction et son côté libérateur que dans sa monstruosité industrielle et urbaine, écrasante pour l’individu. Sur le plan historique, c’est également l’idée d’un bouleversement irréversible qui prédomine, avec la thématique de la révolution qui met fin à l’ancien monde pour en créer un nouveau et celle de l’apocalypse.
La rupture s’exprime par de nouveaux moyens d’expression, tant littéraires qu’artistiques : style fragmenté, opaque, répétitions, ruptures de construction, typographie et mise en page audacieuses, prééminence de l’image, de la subjectivité, de l’oralité et du grotesque, la forme concourt à la représentation d’une réalité nouvelle, moderne.
Vers un art juif
La publication Der yidisher folks-ornament (L’ornement populaire juif, édité par l’association Yitskhok-Leybush Peretz, Vitebsk, 1920) témoigne du vif intérêt des artistes liés à l’École d’art de Vitebsk pour l’art juif traditionnel.
Il s’agit de 26 gravures représentant des motifs floraux, des animaux, des lettres hébraïques stylisées ornant des pierres tombales ou des objets de culte. Elles ont été exécutées par Solomon Yudovin (1894-1954), neveu de Sh. An-sky, et Mark Malkin d’après des photographies prises au cours des expéditions ethnographiques juives des années 1912-1914.
L’objectif de ces expéditions était non seulement de recenser le patrimoine culturel et le préserver ainsi de l’oubli dans ces temps incertains, mais également d’engager une réflexion sur les différents aspects du style juif, le rôle de l’artiste et ses rapports avec la religion et la tradition. Nombre d’artistes juifs d’avant-garde en Union soviétique, notamment Yudovin lui-même, Nathan Altman, Issachar-Ber Ryback et El Lissitzky y ont puisé leur inspiration.
Que transmettre
Après la première guerre mondiale, le livre yiddish pour enfants connaît une période d’épanouissement sans précédent. Ceci correspond à la création de réseaux d’écoles yiddish dans plusieurs pays, au développement de nouvelles approches pédagogiques et aux questionnements sur l’identité juive et la transmission.
Des écrivains majeurs d’avant-garde (Moyshe Broderzon, Dovid Bergelson, Perets Markish, Leyb Kvitko) ainsi que d’éminents artistes (Joseph Tchaikov, Issachar-Ber Ryback, Marc Chagall, El Lissitzky) participent à cet essor. Ces publications se caractérisent entres autre par la mise en valeur de la tradition populaire juive, en accord avec les idées développées par le critique soviétique Yekhezkl Dobrushin dans son article « Kunst-primitiv un kunstbukh far kinder » (L’art populaire et le livre d’art pour enfants, 1919).
Tradition détournée
Le poème Sikhes-khulin (Conversation courante, 1917) de Moyshe Broderzon est un exemple des rapports complexes entre l’avant-garde et la tradition. Le texte, qui se présente comme une légende praguoise tirée d’une vieille chronique, fait référence au folklore juif et aux œuvres littéraires yiddish qui s’en inspirent, comme le poème Monish de Yitskhok-Leybush Peretz. Les illustrations et la mise en page de El Lissitzky, ainsi que le texte calligraphié d’une manière traditionnelle, rappellent les manuscrits liturgiques enluminés comme la Hagadah de Pâque.
Parmi les 110 exemplaires, une vingtaine se présente sous forme de rouleau colorié à la main, dans un coffret en bois, référence au rouleau d’Esther lu à la fête de Pourim. Mais si la présentation évoque un objet de culte, le titre et le contenu produisent un effet de contraste, sikhes-khulin étant un terme usuel désignant une conversation profane, sans rapport avec les textes sacrés. L’ouvrage témoigne d’une nouvelle époque où l’art a remplacé la religion.
Le royaume de la croix
Plusieurs écrivains et artistes juifs se saisissent de sujets chrétiens. Le poème « Zalbedrit » (Trinitaire) de Moyshe Broderzon dans Yung-Yidish, dépeint une rencontre mystique entre un Juif, Jésus et Dieu dans une église. Il est accompagné d’une linogravure de Henokh Bartshinski représentant la tête de Jean le Baptiste. Le style évoque les icônes chrétiennes, mais le titre, « Yoykhenen Hamatbil » (le nom du saint en hébreu), rappelle l’identité juive du personnage.
Le motif chrétien le plus présent est la Crucifixion. Le Christ n’y est plus perçu comme une divinité étrangère mais comme le symbole du martyre juif. De l’autre côté, Uri-Tsvi Grinberg représente l’Europe comme le « royaume de la croix » et souligne le caractère répressif du symbole chrétien. Dans son poème en prose cruciforme « Uri-Tsvi farn tseylem » (Uri-Tsvi devant la croix, 1922), interdit par la censure polonaise pour raison de blasphème, le narrateur se superpose et s’oppose à Jésus en le ridiculisant.