Dans l’esprit de l’époque, les créations d’avant-garde yiddish visent à une synthèse entre divers domaines de création. Écrivains, peintres, hommes de théâtre et de cinéma travaillent de concert pour créer une oeuvre dont tous les éléments sont indispensables à l’ensemble, dans l’idée d’abolir les frontières entre les arts. Des artistes emblématiques de l’avant-garde illustrent des livres yiddish (El Lissitzky, Issachar-Ber Ryback), créent des affiches (Henryk Berlewi), des décors et des costumes de théâtre (Boris Aronson pour le théâtre d’Art yiddish de Maurice Schwartz à New York) ou de films (Nathan Altman pour Yidishe Glikn, Un Bonheur de Juif). En peignant des décors pour le GOSET, le théâtre juif d’État de Moscou, Marc Chagall met en valeur cette synthèse des arts par une série d’allégories de la littérature, de la musique, de la danse et du théâtre.
Des écrivains se muent en graphistes et illustrent leurs propres publications (Moyshe Broderzon) ou celles de leurs amis (Meylekh Ravitsh pour la couverture du poème Radio de Perets Markish). Chaque publication devient oeuvre d’art : couverture, illustrations, mise en page, typographie, tout, jusqu’au choix du papier y participe. Le texte s’intègre parfois à l’image, comme dans le cycle de gravures d’El Lissitzky pour Khad-gadye, tandis que des caractères hébraïques stylisés, porteurs de sens et de sons, deviennent également des éléments graphiques à part entière et forment souvent l’ornement principal de la couverture (comme celle de Mefisto d’Uri-Tsvi Grinberg, par Khaim-Volf Vayntroyb).
Une belle grenade
En 1922, l’historienne de l’art Rachel Bernstein-Wischnitzer et son mari, l’historien Mark Wischnitzer, originaires de l’Empire tsariste, fondent à Berlin deux revues parallèles consacrées à l’art et à la littérature : Milgroym en yiddish et Rimon en hébreu (les deux termes signifient grenade). Six numéros paraîtront entre 1922 et 1924. Avec cette Grenade, les revues jumelles s’inscrivent dans la tradition juive, qui fait de ce fruit un symbole de beauté et plénitude.
Premier périodique artistique juif de cette envergure, Milgroym/Rimon réunit des œuvres graphiques et littéraires ainsi que des articles critiques dans une somptueuse présentation. Dovid Bergelson et Der Nister, écrivains yiddish modernistes, participent à sa rédaction.
Un auteur à deux têtes
Sur la couverture du recueil Troyer (Tristesse, publié par la Kultur-Lige, Kiev, 1922), cycle de poèmes inspiré par les pogromes des années 1919-1921, on peut voir un personnage à deux têtes. Le dessin évoque l’auteur des textes, Dovid Hofshteyn, et l’illustrateur, Marc Chagall. Cette disposition suggère l’apport égal des deux créateurs à l’œuvre d’art que constitue le recueil.
À l’intérieur, les illustrations reprennent des passages des poèmes, et deux textes sont mis en page sous forme de calligrammes. Le premier, sans titre, représente la première lettre de l’alphabet hébraïque, alef, dont les parties symétriques symbolisent les pôles opposés de la condition juive en Ukraine après la Révolution : d’abord l’entente avec les voisins, ensuite les pogromes sanglants, une polarité vouée à un éternel retour. L’élément graphique qui les sépare, suggérant une lame, évoque le mot khalef (le couteau de l’égorgeur), pendant fatal de l’alef. Avec la symbolique de l’alpha et omega du destin juif contemporain, la mise en page complète le message du poème.
Poèmes en paroles et en image
Le sous-titre de la revue Yung-Yidish (Jeune yiddish, 1919) : Lider in vort un tseykhenung (Poèmes en parole et en image) rend compte de la place de choix accordée à l’art graphique par ce groupe d’avant-garde de Łódź. Les noms des contributeurs apparaissent les uns à côté des autres, sans qu’il ne soit précisé s’il s’agit des auteurs de textes ou d’illustrations.
Certains pratiquent d’ailleurs les deux modes d’expression, comme le peintre Yankl Adler (1895-1949), qui publie dans le numéro 2-3 « Ikh zing mayn tfile » (Je chante ma prière), un poème en prose comparant la création de l’artiste à celle de Dieu. Sur la même page, la gravure de Henokh Bartshinski, représentant un yad (objet en forme de main servant à pointer le texte de la Torah pendant les offices religieux) ici blasphématoire, fait écho au texte, et laisse apparaître les relations ambivalentes de l’avant-garde yiddish à la tradition.
Une synthèse parfaite
Trois recueils de poèmes en yiddish et en allemand édités en 1921 à Łódź par le groupe Akhrid, composé de peintres, d’écrivains, de musiciens et de danseurs, constituent l’apogée de cette pratique artistique : Himlen in opgrunt (Cieux dans l’abîme), œuvre conjointe du poète Khaim Krul (1892-1946) et de l’artiste peintre Ester Karp (1897-1970) ; Oyf vaytkeytn krayznde fal ikh (Je tombe en des lointains tournoyants) de Dovid Zitman (1898-1923) et Ida Brauner (1891-1949) ; et Zwischen den Abend- und Morgenrot (Entre le crépuscule du soir et du matin) de Rahel Lipstein (1899-1978) et Dina Matus (1895-1940). Dans ces recueils où les artistes non seulement conçoivent les illustrations, mais mettent aussi en page les textes sous forme de gravures, dans ces textes où l’écrit devient dessin, la littérature et les arts plastiques se mêlent en une œuvre totale.
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